Dans un article intitulé “Changer le système par la base” paru dans le journal le Pouls en août 2015 (http://goo.gl/307bih), le Dr Marc Lacroix s’interroge : « Pourquoi on se priverait de faire affaire avec le privé? ».
Il semble que le Dr Lacroix détient déjà la réponse à sa question, étant reconnu pour son réseau de cliniques médicales privées à Québec. Toutefois, je m’aventurerai dans cet article à lui exposer mon point de vue.
La tentation
Lorsqu’on devient médecin, on est rapidement confronté à la réalité du système; le temps qui manque, les ressources limitées, les embûches bureaucratiques pour changer les choses …
Ce sont du moins ces difficultés qui ont poussé le Dr Lacroix vers la pratique privée, affirme-t-il, en ajoutant que « le gros avantage [du privé], c’est qu’on est capable de prendre plus de temps avec nos patients, donc on fait un travail plus complet, plus satisfaisant, plus humain, moins machinal. »
Toutefois, le malade doit-il pouvoir payer. Tous n’ont pas les 200$ nécessaires à une consultation médicale au privé. D’ailleurs, si le Dr Lacroix peut se vanter de passer plus de temps avec ses patients, c’est sans doute parce que la demande en soins médicaux privés est faible, car peu nombreux sont les malades ayant les revenus suffisants pour se payer un tel service. Cela devient plus frappant lorsqu’on prend en considération que les gens les plus pauvres sont ceux ayant le plus de problème de santé. Je doute qu’une référence soit nécessaire ici, mais je vous invite à consulter ce billet[1] de l’Agence de la santé publique du Canada pour comprendre mieux l’ampleur du phénomène.
De plus, il est intéressant de constater que “privé” ne rime pas toujours avec “meilleurs soins” Une comparaison des taux de mortalité dans les hôpitaux publics et privés des États-Unis montrait des taux de décès 2 % plus élevés chez les adultes et 10 % plus élevés chez les nouveau-nés dans les hôpitaux privés. Cela peut s’expliquer par la mission lucrative de ces hôpitaux, qui, afin d’être plus rentables auprès de leurs actionnaires, ont tendance à engager moins de personnel et du personnel moins bien formé.[2]
Aussi, on peut lire sur le site web des cliniques Lacroix que “ [leurs] médecins ont chacun un nombre limité de patients afin de maintenir une bonne disponibilité ainsi qu’une haute qualité de service.”[3], et dans l’article du Pouls, le Dr Lacroix prévoit que “l’omnipratique, dans un horizon de 5 à 10 ans, deviendra majoritairement privée …”. Comment sera-t-il possible que chaque médecin ait un nombre limité de patients tout en couvrant toute la population et en offrant “les hauts standards” de pratique dont il se targue? N’était-ce pas le débat de l’heure actuellement? Les médecins de famille devront sous le projet de loi 20 prendre en charge plus de patients tout en maintenant une bonne qualité de service pour que tous ait un médecin de famille.
L’accessibilité
L’accessibilité est au coeur du débat public-privé. L’accessibilité est le principe selon lequel il n’y a pas d’obstacle – notamment financier – à un accès aux soins. L’universalité est le principe selon lequel toute personne peut bénéficier des services. On dit que les soins de première ligne, les médecins de famille, ne sont pas accessibles. Les spécialistes et les examens radiologiques ne sont pas plus accessibles, les listes d’attente sont longues pour avoir un scan à l’hôpital, par exemple.
Avec le développement de la médecine privée, les soins de santé semblent tout à coup plus disponibles. Plus besoin d’attendre ! Pourquoi n’y avait-on pas pensé avant ?
En réalité, le Québec et le Canada y ont beaucoup réfléchi dans les années 60 et 70. Avant cette époque, le système de santé était loin d’être ce qu’on connaît aujourd’hui. Les soins de santé étaient à la charge des individus et l’accès à un médecin était réservé aux gens pouvant se le permettre. La maladie et l’hospitalisation étaient alors parmi les principales causes de faillite personnelle au Québec.[4] En 1970, le Québec s’est doté d’une assurance maladie, permettant ainsi à tous de bénéficier de soins en regard de leurs besoins et non de leur capacité de payer. Le principe de solidarité sociale était ainsi placé au coeur du système de santé. Les valeurs d’accessibilité et d’universalité étaient centrales dans l’assurance maladie.
Les obstacles
On ne peut nier que d’autres obstacles resurgissent aujourd’hui, notamment l’attente. Comme solution, certains proposent de se tourner vers la médecine privée. On entend souvent que cela permettrait de désengorger le système public. C’est ce qu’on appelle un système à deux vitesses. Le Dr Lacroix parle même d’un “équilibre entre les deux sphères”.
Cependant, permettre ainsi à la population d’avoir accès à des soins médicaux en payant de leur poche ou via des assurances privées représente une brèche importante au principe d’accessibilité. Mais encore, selon un rapport sur l’assurance maladie privée publié par l’OCDE, rien ne permet de croire que les assurances privées diminuent les listes d’attente dans le secteur public, même que les exemples de la Grande-Bretagne, l’Australie et la Nouvelle-Zélande nous prouvent le contraire. Cela s’explique principalement par le fait qu’un système mixte draine les ressources humaines limitées (médecins, techniciens, infirmières) du public vers le privé.[5]
Comment alors régler le problème des listes d’attente ?
On peut d’abord se questionner sur les choix de financement du système de santé. Prenons par exemple l’imagerie médicale. Afin d’éviter de défrayer les coûts substantiels que représentaient les nouvelles technologies des années 80 qu’étaient l’échographie, la résonnance magnétique (IRM) et la tomodensitométrie (scan), le gouvernement a pris la décision de ne pas inclure ces services dans les soins assurés lorsqu’ils sont utilisés à l’extérieur de l’hôpital. Ce choix est plutôt surprenant compte tenu de la prémisse régissant la Loi sur l’assurance maladie qui doit assurer “tous les services que rendent les médecins et qui sont requis au point de vue médical”[6]. On observe donc ici un désinvestissement volontaire du gouvernement dans le système public qui, en l’occurrence, favorise le privé. Pendant que les technologues et les radiologistes travaillent dans les cliniques privées, les listes d’attente dans les hôpitaux s’allongent.
En parlant de désinvestissement, le Dr Lacroix parlait dans l’article du Pouls de sa vision de l’omnipratique “majoritaire privée dans un horizon de 5 à 10 ans” en la comparant à la dentisterie, la physiothérapie, la chiropractie et la psychologie. Il ajoute que “Les assurances couvriront probablement de plus en plus de services, ce qui contribuera à l’expansion des services privés.” Si la dentisterie, la physiothérapie et la psychologie sont actuellement principalement privés, c’est parce que le gouvernement a choisi de désassurer au fil des années ces services, et que les gens doivent se tourner vers le privé, car, encore une fois, le manque de main d’oeuvre et le sous-financement du public entrainent de longues listes d’attente pour des services gratuits. Malheureusement, beaucoup de citoyens parmi les moins bien nantis ne bénéficient pas d’assurances privées couvrant ces services professionnels[7]. L’accès aux services pour les plus démunis s’en voit nettement atteint, comme le dénonçait dès 2006 le protecteur du citoyen dans son rapport annuel[8], alors que les psychologues dénoncent à leur tour le manque d’accessibilité à leur service faute du coût qu’il représente en privé et des listes d’attente au public.[9] On fait face à un système à deux vitesses qui, plutôt que de réduire l’attente au public, diminue grandement l’accessibilité.
Il serait donc primordial d’assurer les services médicaux nécessaires sans exception.
Aussi, il serait faux de penser que les listes d’attente ne s’expliquent que par un manque de ressources que le privé saurait combler. C’est ici que la réorganisation des soins, à chaque étape, serait pertinente. Ce n’est pas parce qu’on fait la file à l’entrée de la salle de classe qu’il n’y a pas assez de place pour tous nous y asseoir ! En se questionnant sur nos habitudes, on peut trouver les lacunes et faire bouger les choses. D’ailleurs, le Collège des médecins du Québec a récemment adopté une position en défaveur des examens médicaux périodiques[10]. Cela représente un changement majeur pour les médecins habitués de suivre annuellement leurs patients, mais permettra d’offrir plus de place à l’”accès adapté” par exemple. Pratiqué par de plus en plus de médecins, l’accès adapté est un système offrant des plages de disponibilité libres pour les patients ayant besoin d’un rendez-vous dans de brefs délais.
Aussi, des efforts sont déployés à travers le Canada afin de regrouper les listes d’attente pour avoir un médecin de famille, la centralisation des listes étant un moyen éprouvé pour réduire l’attente.[11] Ainsi, grâce au Guichet d’accès pour la clientèle orpheline (GACO) instauré en 2008 au Québec, près de 637 500 patients ont pu trouver un médecin de famille dans un délai moyen de 1 an et demi.[12]
Un débat à poursuivre
Vous aurez compris que cet article tentait de résumer en peu de mots un débat très large, dont plusieurs sujets n’ont pas été couverts. Seulement, retenez une chose : que souhaitez-vous pour votre système de santé et vos patients ? Un accès basé sur la capacité de payer ou un accès basé sur l’égalité ?
Sabrina Provost, représentante étudiante MQRP
[1] http://www.phac-aspc.gc.ca/ph-sp/determinants/determinants-fra.php, consulté le 23 septembre 2015
[2] Public solutions to health car waiting lists, http://www.policyalternatives.ca/sites/default/files/uploads/publications/National_Office_Pubs/2005/Health_Care_Waitlists.pdf, consulté le 13 septembre 2015
[3] http://cliniquesmedicaleslacroix.com/, consulté le 23 septembre 2015
[4] http://www.ledevoir.com/societe/sante/310641/40-ans-d-assurance-maladie-victoire-sociale-irrefutable-et-inachevee, consulté le 23 septembre 2015
[5] L’assurance maladie privée dans les pays de l’OCDE http://www.keepeek.com/Digital-Asset-Management/oecd/social-issues-migration-health/l-assurance-maladie-privee-dans-les-pays-de-l-ocde_9789264015661-fr#page14, consulté le 23 septembre 2015
[6] Loi sur l’assurance maladie http://www.canlii.org/fr/qc/legis/lois/rlrq-c-a-29/derniere/rlrq-c-a-29.html?autocompleteStr=assurance%20ma&autocompletePos=1 consulté le 12 septembre 2015
[7] voir référence 5
[8] https://protecteurducitoyen.qc.ca/sites/default/files/pdf/rapports_annuels/2006-07/RA_0607_37.pdf Consulté le 23 septembre 2015
[9] http://www.lapresse.ca/actualites/sante/201210/26/01-4587297-les-psychologues-en-ont-plein-les-bras.php consulté le 23 septembre 2015
[10] http://blog.cmq.org/2015/04/08/non-a-lexamen-annuel-oui-a-la-prevention-clinique/, consulté le 13 septembre 2015
[11] voir référence 2
[12]http://ici.radio-canada.ca/sujet/elections-quebec-2014/2014/03/07/019-epreuve-faits-medecins-famille.shtml, consulté le 13 septembre 2015